Skip to main content
News

Connaissances tacites et IA agentique

Connaissances tacites et IA agentique

15 octobre 2025

Par Ludovic Noblet, fondateur de Cobelty

Dans le cadre du développement de sa propre offre et de la définition du modèle économique associé, Cobelty a mené une étude de nature prospective s’inscrivant dans un contexte où la rareté de compétences spécialisées en standardisation technologique internationale et le vieillissement des experts constituent des défis majeurs pour un nombre important d’organisations: organismes de définition et de développement de standards, entreprises, acteurs institutionnels. Plus généralement, cette étude peut être étendue aux organisations pour lesquelles activités et proposition de valeur reposent sur du savoir-faire intellectuel. Dans les secteurs à forte intensité cognitive — ingénierie, recherche, conception, conseil ou production culturelle — la transmission des connaissances tacites (savoir-faire, expérience) et des compétences rares devient de plus en plus difficile à organiser, la rareté favorisant par ailleurs la chasse aux compétences et expertises, exacerbant les asymétries voire en créant de nouvelles. Cette raréfaction du capital humain expert fragilise particulièrement la continuité d’activités nécessitant d’être organisées du temps long, structurées et coordonnées au sein de filières, d’écosystèmes complexes. Elle pose par ailleurs la question de la préservation, de la formalisation, de la transmission et la diffusion du savoir non seulement à l’échelle des organisations mais aussi des économies c’est à dire en considération d’enjeux de souveraineté et de capacités associées.

C’est dans ce contexte de renforcement voire de reconstitution de capacités que l’essor de systèmes de collaboration humain – intelligence artificielle agentique apparaît comme une réponse technologique autant prometteuse qu’ambivalente. En effet, en étant capables d’agir de manière relativement autonome, d’apprendre de l’expérience et de coopérer avec des humains dans des environnements complexes, ces agents redéfinissent les modalités d’exploitation, de production et de circulation de l’information et de la connaissance. Ils contribuent à capturer et formaliser une partie du savoir tacite des experts, facilitant ainsi la transmission intergénérationnelle et l’accélération des apprentissages. Mais leur intégration soulève aussi des enjeux critiques : quelles dimensions du savoir peuvent réellement être automatisées ? Quelles formes de jugement, d’intuition ou de discernement demeurent spécifiquement humaines ? Comment organiser les collaborations entre humains et IA sans déstabiliser les équilibres cognitifs et institutionnels à l’intérieur des organisations comme à l’extérieur, au sein de leurs écosystèmes ? De la même façon que Cobelty a engagé cette réflexion par rapport à la définition et la structuration de sa propre offre, de nombreuses organisations devront aussi la mener. Afin de faire bénéficier de cette réflexion et de son expérience, Cobelty a engagé plus largement des travaux prospectifs en rapport avec le déploiement de systèmes d’IA agentique visant à exploiter et augmenter les savoir-faire intellectuels, sans oublier les dimensions de propriété intellectuelle qui feront l’objet de prochains posts.

Pour penser les transformations, la réflexion formulée en 1945 par Friedrich Hayek sur le knowledge problem offre un cadre d’analyse pertinent. Hayek montrait que la connaissance utile à la coordination économique est dispersée, locale et tacite, et que les mécanismes décentralisés (comme le marché) en assurent la mobilisation. Or, à l’ère de l’intelligences artificielle dite transformatrice (Transformative AI, TAI), c’est à dire qui doit être considérée en termes de conséquences et pas uniquement de capacités, cette dispersion est partiellement reconfigurée : certaines formes de connaissances tacites deviennent codifiables et actionnables par des systèmes numériques.

Dans l’ouvrage très récent « The Economics of Transformative AI – K. Agrawal, A. Korinel, E. Brynjolfsson « , c’est précisément ce déplacement que décrivent Erik Brynjolfsson et Zoë Hitzig dans leur chapitre “AI’s Use of Knowledge in Society” . En analysant la TAI comme un vecteur de restructuration du partage du savoir et du pouvoir décisionnel, ils offrent des clés de lecture particulièrement éclairantes pour comprendre la mutation des organisations fondées sur le savoir. Leur cadre d’analyse aide à penser la collaboration humain–IA agentique non seulement comme une réponse à la rareté des compétences, mais aussi comme un enjeu de gouvernance de la connaissance : comment préserver l’intelligence collective et la transmission du savoir dans un contexte où la capacité d’agir et de raisonner tend à être distribuée entre humains et machines ? Brynjolfsson et Hitzig apportent un éclairage interessant dans une perspective de réflexion sur la continuité du savoir-faire intellectuel, la formation, et les nouvelles formes de coopération cognitive à l’ère des intelligences artificielles agentiques.

En reprenant la problématique hayékienne du knowledge problem, les auteurs montrent que l’IA ne supprime pas la dispersion du savoir, mais en modifie la dynamique : la connaissance devient partiellement codifiable, stockable et transférable à travers des architectures computationnelles qui reconfigurent les modes de collaboration, de coordination, de décision et d’apprentissage. Dans les organisations dont le savoir-faire intellectuel constitue la principale ressource productive et qui sont confrontées à une rareté croissante de compétences, au vieillissement de leurs experts, l’IA ouvre des perspectives inédites. Sans se substituer à l’humain, les solutions d’IA agentiques, développées pour être capables de raisonnement contextuel et d’une part d’autonomie, apparaissent comme des partenaires épistémiques susceptibles de contribuer à assurer une continuité cognitive pour les organisations. Elles permettent d’enregistrer, formaliser et restituer certaines connaissances tacites, soutenant ainsi la transmission intergénérationnelle et l’acculturation des nouveaux professionnels. L’enjeu n’est pas de remplacer la compétence humaine, mais d’en prolonger la portée et la pérennité dans des environnements de travail où le capital intellectuel devient un bien rare.

Cependant, la logique d’automatisation cognitive comporte aussi des risques. En codifiant et centralisant le savoir, les organisations s’exposent à une dépendance structurelle à l’égard des systèmes d’IA, et à une possible érosion de la compétence située : celle qui réside dans le jugement, l’expérience et l’intuition humaine. La gouvernance du savoir devient alors un enjeu stratégique, visant à maintenir un équilibre entre codification et incarnation, entre efficience algorithmique et intelligence humaine. D’autre part, elle introduit un risque de concentration du pouvoir cognitif, où la maîtrise des données, des modèles et des workflows intelligents devient un facteur de domination informationnelle, tant à l’échelle de l’entreprise qu’à celle d’écosystèmes économiques. La centralisation accrue du savoir modifie également les modes de coopération humain–IA. Les IA agentiques, en intégrant par exemple des fonctions de planification, de coordination et de supervision, tendent à occuper des positions traditionnellement réservées aux décideurs humains. Dans une logique d’augmentation de capacités, si cette redistribution peut améliorer la cohérence et la réactivité des processus, elle menace aussi la diversité cognitive et la délibération locale — deux composantes essentielles de l’intelligence collective et de la capacité d’innovation.

Ainsi, le développement et la mise en oeuvre d’IA agentiques appellent à une réflexion profonde quant à la reconfiguration des modèles d’organisation du travail intellectuel. Elles transforment la collaboration humain–machine en un espace de coévolution des compétences, où la valeur ne réside plus seulement dans la maîtrise de l’expertise, mais dans la capacité à orchestrer la complémentarité cognitive entre agents humains et artificiels. C’est tout le sens de l’approche que Cobelty développe et de la réflexion menée.

En prolongeant la perspective de Brynjolfsson & Hitzig, on peut conclure que le défi des entreprises intensives en savoir n’est pas seulement technologique, mais fondamentalement épistémique et institutionnel : il s’agit d’inventer des formes de gouvernance capables de préserver le caractère vivant, interprétatif et transmissible du savoir humain, tout en intégrant la puissance d’apprentissage et d’action des IA agentiques. Ce nouvel équilibre conditionne à la fois la durabilité du capital cognitif et la résilience des organisations face à la transformation accélérée des savoirs et des influences.

Ludovic Noblet

Fondateur de Cobelty